Le Christ – La « Gloire d’Israël »
Un chapitre du « Mystère de Noël » du Père Raniero Cantalamessa
Les paroles du Nunc Dimittis (Luc 2:29-33) éclaircissent en même temps le problème actuel de la relation entre l’Eglise et les religions non-chrétiennes ainsi que le problème de la relation entre l’Eglise et le peuple d’Israël, entre Chrétiens et Juifs. Si le Christ est « la gloire de son peuple, Israël », alors nous, les Chrétiens, devons faire tout notre possible, d’abord pour reconnaître nous mêmes cette réalité et ensuite pour supprimer les obstacles qui empêchent Israël de la reconnaître. Le premier obstacle et le plus important à être supprimé est ce que St Paul appelle ‘l’inimitié’, ‘le mur de séparation’ construit sur les fondations d’une incompréhension mutuelle, une méfiance et un ressentiment, un mur que Jésus a abattu par sa mort sur la croix, mais qui doit encore être abattu effectivement, en particulier après tout ce qui s’est passé pendant les dernières vingt siècles depuis la résurrection du Christ. Saint Paul nous apprend que la meilleure voie vers la réconciliation entre Israël et l’Eglise est par l’amour et l’estime réciproques : « Je dis la vérité en Christ, je ne mens point », dit-il dans son épitre aux Romains, « ma conscience m’en rend témoignage par le Saint- Esprit ; j’éprouve une grande tristesse et j’ai dans mon cœur un chagrin continuel. Car je voudrais moi-même être anathème et séparé de Christ » (Paul séparé du Christ !) « pour mes frères, mes parents selon la chair qui sont Israélites, à qui appartiennent l’adoption, el la gloire, et les alliances, et la foi, et le culte, et les promesses, et les patriarches et de qui est issu, selon la chair, le Christ. » (Rm. 9 :1-5).
Cela fut ma propre expérience il y a quelques années pendant mon second pèlerinage en Terre Sainte. La première chose dont je me suis rendu compte, tout en poursuivant mon voyage, était qu’en tant que chrétien, je ne pouvais pas rester prisonnier des jugements politiques du monde en ce qui concerne Israël dans l'ambiance d’attaques et des représailles qui ont commencé après que les israéliens conquirent des territoires arabes; j’étais plutôt obligé d’aimer ce peuple à cause de « leur race dont, selon la chair, est issu le Christ ». Je devais les aimer comme j’aime Jésus, Marie, les Apôtres et toute l’Eglise primitive qui provient des juifs. C’était une question liée à une forme de conversion à Israël que je n’avais jamais ressenti auparavant et, comme toute conversion, elle exigeait un changement de mentalité et de cœur.
Eux, les juifs sont unis par le même sang que Jésus et il est écrit que « jamais personne n’a haï sa propre chair » (cf.Ep 5 :29). Bien que Jésus soit Dieu, il est aussi un homme comme nous tous, et il est content si nous, les chrétiens, nous nous aimons les uns les autres et pardonnons à son peuple en dépit du fait que celui-ci ne l’a pas accepté jusqu‘à ce jour. Dans mon ministère de prêtre, j’ai souvent rencontré des jeunes garçons et filles qui avaient été rejetés et souvent maltraités par leurs parents parce qu’ils s'étaient consacrés à Dieu, et j’ai vu la joie qu’ils ressentissaient lorsque j’ai pris la défense de leurs parents, essayant de les excuser. Ils étaient plus heureux que si je leur avais donné raison en soulignant l’injustice dont ils étaient victimes de la part de leurs familles. Dans le cas de Jésus, ceci est une conséquence et une nuance de Sa réelle Incarnation que nous devons respecter, je dirais même avec modestie, de la même façon comme nous respecterions la tragédie familiale subie par un ami en parlant d’elle avec discrétion et chagrin. Israël est le premier-né de Dieu : « Quand Israël était jeune, Dieu l’aimait » (cf.Os 11:1) et nous savons que Son amour est « éternel » (Jr 31:3) .
Les chrétiens doivent aimer Israël non pas uniquement dans la mémoire mais aussi dans l’espoir; non pas seulement pour ce qu’elle était mais aussi pour ce qu’elle sera. Leur « chute » , dit l’Apôtre « n’est pas pour toujours » et Dieu a le pouvoir de les greffer à nouveau (cf. Rm 11:11-23). Et à l’Apôtre de continuer « Si leur rejet a été la réconciliation du monde, que sera leur réintégration, sinon la vie d’entre les morts ? » (cf. Rm 11:15). Siméon disait que Jésus était « destiné à amener la chute et le relèvement de beaucoup en Israël » (Lc 2:34), ce qui pourrait signifier: pour la chute de certains et le relèvement d’autres, mais ce que l’Apôtre voulait dire, c’était d’abord pour la chute et ensuite pour le relèvement d’Israël. Du point de vue de la foi chrétienne, touts ces siècles ne sont qu’une prolongation de l’attente, comme un long détour dans l’histoire, détour dont la durée n’est pas aisée à prédire, jusqu’au moment où Jésus réapparaîtra devant Israël qui pourra dire comme c’est écrit : « Barukh haba b’shem Adonaï !» - « Béni soit celui qui vient au Nom du Seigneur ! » (Lc 13:35).
Pendant ce voyage, ces réflexions ont soudainement cédé la place à un sentiment de certitude en moi que l’Eglise est responsable pour Israël! Elle porte une responsabilité unique qui diffère de sa responsabilité envers tous les autres peuples. L’Eglise est la seule qui garde dans son cœur et maintient vivant le projet de Dieu pour Israël. Cette responsabilité de la foi exige que l’Eglise aime les juifs, les attend, leur demande pardon, comme elle le fait déjà, pour leur avoir caché, à certaines périodes, le vrai visage de Jésus, le fait que Jésus les aime, qu’Il est leur « gloire » ; ce Jésus qui nous a appris à accepter qu’on nous méprise et qu’on nous tue plutôt que de mépriser et tuer les autres. Si ce retard est si long et pénible, c'est aussi par la faute des chrétiens. Vu sous cet angle, nous pouvons comprendre les nouveaux signes que nous rencontrons actuellement dans l’Eglise, tels que la constitution Nostra Aetate du Concile Vatican II, la visite du Pape [Jean Paul II] à la synagogue juive de Rome, où il s’est adressé aux juifs en les appellant « nos frères aînés » et, finalement, les dispositions promulguées par Rome afin qu’on élimine du catéchisme et de la prédication chrétienne tous les éléments et moyens d’expression qui pourraient porter atteinte à la sensibilité des juifs et qui ne sont ni exigés ni justifiés si l’on veut rester fidèles à la Parole de Dieu.
À côté de cette responsabilité relative au passé, il y en a une autre concernant la situation présente en Israël en tant qu’un peuple et un état. On peut formuler des jugements aussi bien d’ordre humain et politique sur la situation actuelle que d’ordre théologique et religieux. Le jugement politique est exprimé par les chefs d’états ainsi que par les Nations Unies. Toute une série d’opinions différentes et contradictoires sont exprimées à ce sujet, car toute idée politique, y compris celle d’Israël dans l’Ancien Testament, est en elle même ambiguë et mélangée avec le péché de l’homme, même lorsque Dieu s’en sert pour Son plan de salut comme c’était le cas dans l’Ancien Testament. Le problème non-résolu des Palestiniens chassés de leur pays fait que les jugements politiques ressemblent plus à une condamnation d’Israël qu’à une approbation. Mais, comme je l’ai déjà mentionné, les chrétiens ne peuvent pas s’arrêter à ces jugements politiques ou diplomatiques. Il y a un côté théologique à ce problème, touchant l'histoire du salut, à respecter que seul l’Eglise peut ressentir. Nous partageons avec les juifs la certitude biblique que Dieu leur a donné le pays de Canaan pour toujours (cf. Gn 17:8 ; Is 43:5 ; Jr 32:22 ; Ez. 36:24 ; Am 9:14). D’autre part, nous savons que « les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Rm 11:29).
Autrement dit, nous savons que Dieu a donné cette terre à Israël et il n’y a nul part mention que celle-ci lui serait reprise un jour. Pouvons nous, chrétiens, exclure que les événements qui se déroulent actuellement sous nos yeux, c’est-à-dire le retour d’Israël au pays de ses ancêtres, ne soient pas, en quelques sorte, en relation avec cet ordre providentiel qui présente toujours un mystère pour nous concernant le peuple choisi et qui se met en place même à travers des erreurs et excès humains, comme cela arrive même à l’Eglise ? Si Israël doit se joindre un jour à la Nouvelle Alliance, Saint Paul nous dit que cela ne se fera pas individuellement au compte goutte, mais simultanément en tant que nation, comme « racines » toujours vivantes. Mais si Israël est prédestinée à se joindre à la Nouvelle Alliance en tant que nation, elle doit être une nation, elle doit avoir son propre pays, une organisation et une voix parmi les autres nations de la terre. Le fait qu’Israël soit restée une unité ethnique à travers les siècles et malgré les nombreux bouleversements historiques, est en elle même le signe d’un destin ininterrompu qui attend de se réaliser.
Beaucoup de peuples ont été chassés de leur terre à travers les siècles mais aucun autre d’entre eux n’a réussi à garder son intégrité comme peuple dans leur nouvelle situation. Face à cette situation, nous ne pouvons éviter d’évoquer les paroles de Dieu dans Jérémie : « Si ces lois établies viennent de cesser devant moi, » (les lois qui régissent le soleil, la lune, les étoiles et les mers !) « dit l’Éternel, alors les descendants d’Israël eux aussi cesseront pour toujours d’être une nation devant moi »(Jr 31:36). Même l’immense croix qu’Israël a porté sur ses épaules est un signe que Dieu est en train de leur préparer une « résurrection » pareille à celle qu’Il a préparée pour Son Fils qui a représenté Israël. Les juifs eux-mêmes ne sont pas capables de saisir complètement ce signe dans leur histoire parce qu’ils n’ont pas entièrement accepté l’idée que le Messie « doit subir ces épreuves et qu’il entrât dans sa gloire » (Lc 24:26), mais nous , chrétiens, nous devons la saisir. Lorsque Edith Stein vit la tragédie que les Nazis étaient en train de préparer pour son peuple et qui se profilait à l’horizon, elle se recueillit dans la prière un jour dans la chapelle, et écrit ensuite: « Là, sous la croix, j’ai compris le destin du peuple de Dieu. J’ai pensé que ceux qui en sont conscients qu’il s’agit ici de la croix du Christ, ont le devoir de l’assumer au nom de tous les autres ». Et c’est ce qu’elle a précisément fait au nom de tous les autres.
C’est pourquoi l’Eglise doit être attentive à ces signes tout comme Marie a gardé les paroles dans son cœur et les méditait ( cf. Lc 2:19). L’Église ne peut pas faire marche arrière et assumer les traits de caractère de l‘ancienne Israël avec ses liens forts entre race, terre et foi. Le nouveau salut a été préparé pour « toutes les nations ». Ce qui est nécessaire, c’est que l’Israël selon la chair se joigne et devienne une partie d’Israël selon l’Esprit, sans pour autant être obligée de cesser d’être aussi Israël selon la chair qui constitue son seul privilège. Ainsi St.Paul, ensemble avec tous ceux qui sont passés de l’Ancien à la Nouvelle Alliance, peut dire: « Sont-ils Hébreux ? Moi aussi. Sont-ils Israélites ? Moi aussi. Sont-ils de la postérité d’Abraham ? Moi aussi ». L’Apôtre dit même « Je le suis plus encore » (cf. Col.11 :22 et seq.) et il avait raison, au moins selon la foi chrétienne, car c’est seulement dans le Christ que le destin du peuple hébreu se réalise et que sa grandeur se révèle. Nous ne faisons pas cette affirmation dans un esprit de prosélytisme mais dans un esprit de conversion et d’obéissance à la Parole de Dieu parce qu’il est certain que le ralliement d’Israël à l’Église entraînera un remaniement dans l’Église; ce sera une conversion des deux côtés. Cela signifiera également un ralliement de l’Eglise à Israël.
Le rétablissement de la nation juive est un signe merveilleux et un moment opportun pour l’Eglise dont nous ne sommes pas encore capables de mesurer la portée. C’est seulement maintenant qu’Israël peut se poser de nouveau la question de Jésus de Nazareth et, jusqu’à un certain point, petit mais combien significatif, c’est précisément ce qui se passe actuellement. Un bon nombre de personnes de religion juive ont commencé à reconnaître en Jésus « la gloire d’Israël ». Ils confessent ouvertement que Jésus est le Messie et se nomment juifs « messianiques », ce qui est l’équivalent de « chrétiens » dans le langage d’origine, sans se soucier de la traduction grecque. Ceci nous aide à surmonter certaines sombres perspectives et nous font comprendre que le grand schisme d’origine qui a affligé et appauvri l’Eglise n’est pas autant le schisme entre Est et Ouest ou entre Catholiques et Protestants que le schisme plus radical entre l’Église et Israël.
Il arrive que dans le Nouveau Testament, en particulier après la Résurrection, le fait que l'évangile soit adressé aux païens est considéré comme étant la conséquence du rejet d’Israël : ‘ Puisque vous le repoussez et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle, nous nous tournons vers les païens. Car ainsi nous l’a ordonné le Seigneur disant : « Je t‘ai établi pour être la lumière des nations »’ (Ac 13:46 et seq.). Mais dans le Nunc Dimittis, au début de l’Evangile, d’autre part, la question est traîtée selon le plan merveilleux d’origine de Dieu en termes harmonieux d’édification mutuelle qui n’a pas été compromise. Le fait que le Christ est « une lumière pour les Nations » n’est pas considéré comme punition envers Israël mais comme sa « gloire ». Comme il est beau de replacer cette conception originale des choses dans le contexte de Noël, dans le centre de l’attention de l’Eglise parce que, finalement, ces choses se réaliseront puisque personne et rien au monde n’est capable d’empêcher le plan de Dieu de se réaliser dans les délais fixés par Lui. Un beau jour, le Christ sera, en effet, à la fois « une lumière pour les Nations et la gloire pour son peuple Israël », comme il l’est déjà de droit ! Les paroles de Siméon n’étaient pas seulement un souhait mais une prophétie.